Gaza : des signes sur la route de la libération
Sur mes cahiers d’écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J’écris ton nomSur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J’écris ton nom
[...]
(Paul Éluard, Liberté)
Edward Said a beaucoup écrit sur la nécessité de dresser l’histoire palestinienne. Mais il a également fait valoir, de façon très éloquente, que nous n’avions jamais été autorisés à le faire. Maintenant, nous, à Gaza, avec le sang de temps à autres, nous avons décidé d’écrire nos récits.
Parce qu’ils laissent une marque sur notre conscience individuelle et collective, nous les appelons martyrs. Ceux qui ont pris les armes ou le stylo — Che Guevara, Ghassan Kanafani, Naji al-Ali, Dalal Mughrabi, Shadia Abu Ghazaleh, Steve Biko, Salavador Allende, Rosa Luxemburg, Patrice Lumumba, pour n’en citer que quelques-uns — ont réservé leur place par là-bas.
Mais il y en a d’autres, beaucoup plus jeunes, inconnus pour beaucoup, qui ont joué un rôle majeur dans la formation de notre conscience. Ils me rendent visite tous les soirs ; je les vois dans mes rêves. Je leur parle : je discute de graves problèmes avec eux, plus gravement que toute personne vivante ne peut l’imaginer.
Avec 224 kilomètres carrés, Gaza est le plus grand camp de réfugiés sur terre, un rappel de la Nakba continue. Les habitants de Gaza sont devenus les Palestiniens les plus indésirables, le cœur noir que personne ne veut voir, les « nègres » des États du Sud des États-Unis, les noirs indigènes de l’apartheid en Afrique du Sud. La population en surplus avec laquelle les puissants machos blancs que sont les ashkénazes d’Israël ne peuvent coexister.
Repères
Les années 1987 [2], 2009 [3], 2012 [4] et maintenant 2014 [5], sont des panneaux plantés sur la voie de notre libération. À ceci près qu’elles furent aussi des repères dans la formation de ma propre conscience, non sans rappeler les empreintes laissées par les grands martyrs mentionnés plus haut.
1987 : Ashraf Eid, 15 ans, le fils de mon cousin, son soleil. Une balle, tirée par un sniper israélien à Rafah, pénétra dans son petit cœur. C’était la fin d’une longue journée de jeûne pendant le mois sacré du Ramadan. Une balle, la fin de la vie d’Ashraf, une marque sur ma conscience.
2009 : Maather Abu Znaid, 24 ans, mon élève. Depuis 2005 j’enseignais mon premier cours sur « Le roman », à l’Université Al-Aqsa, à Khan Younis. J’ai enseigné deux romans, l’un de Ghassan Kanafani et l’autre, ironie du sort, d’un écrivain raciste lauréat du prix Nobel, VS Naipaul. Les élèves savent que je suis « strict » et « avare » quand je mets des notes, or Maather avait obtenu une note de quatre-vingt douze sur cent, une note que j’ai rarement attribuée. Elle fut diplômée avec mention très bien — une étudiante intelligente avec de grands rêves, étendus. Elle voulait poursuivre ses études, mais le rêve s’envola à Gaza. Pendant le massacre de Gaza de 2009, Maather fut ciblée et touchée par un missile de drone alors qu’elle quittait sa maison. Sa famille cherche encore aujourd’hui les restes de son corps — si jamais elle parvenait un jour à les trouver. Le rêve tourna court. Un missile, un drone, et tout s’arrête : cela a aussi marqué ma conscience.
2009 : Samir Muhammad à quarante-quatre ans fut exécuté d’une simple balle dans le cœur devant sa femme et ses enfants. Pendant onze jours l’armée israélienne refusa de laisser une ambulance ramasser son cadavre, de sorte que sa famille dût attendre l’arrêt de l’assaut avant de pouvoir l’enterrer. Son père Rachid m’a confié, dans une douleur insoutenable, les détails de l’expérience atroce de regarder, de toucher, d’embrasser, puis d’enterrer le corps décomposé de son fils. Rashid était originaire du village de mes parents, Zarnouqa ; il les connaissait bien. J’aurais pu être Samir. Une seule balle : Zarnouqa n’est pas loin.
2009 : Muhammad Samouni, 10 ans, a été retrouvé gisant à côté des corps de sa mère et ses frères, cinq jours après qu’ils furent tués. Il vous dira ce qu’il a dit à tout le monde — que son frère, après avoir été endormi pendant un long moment, s’est soudain réveillé. Alors son frère lui a dit qu’il avait faim, a demandé à manger une tomate, puis s’éteignit. Une torche dans les sombres profondeurs de ma conscience.
2009 : Ismat, 11 ans, et Alaa Qirm, 12 ans, leur maison dans la ville de Gaza fut bombardée par l’artillerie et des bombes au phosphore — les bombes les ont brûlés à mort, ainsi que leur père, laissant derrière eux leur sœur de quatorze ans, Amira. Seule, blessée et terrifiée, Amira a rampé sur ses genoux au long de 500 mètres vers une maison à proximité qui se trouvait être celle de mon cousin. La maison était vide, parce que la famille avait fui lorsque l’attaque israélienne avait commencé. Elle y resta pendant quatre jours, ne survivant qu’avec de l’eau. Lorsque mon cousin revint chercher des vêtements pour sa famille, il trouva Amira affaiblie, proche de la mort. Les corps de ses frères et sœurs et de son père étaient décomposés. Une autre cicatrice profonde laissée au creux de ma conscience.
2014 : Najla al-Haj, une étudiante de l’Université Al-Aqsa, tuée avec sa famille lors d’un raid aérien israélien sur leur maison familiale, à Khan Younis, au sud de la bande de Gaza. Quelques heures avant, elle parlait en ligne avec ses amis de l’université. Hanadi, un autre étudiant, ainsi que ma nièce Shimo, âgée de 18 ans, n’apprirent sa mort que plusieurs heures après, quand ils se réveillèrent pour le surhour (le repas rapide du matin précédant le jeûne, pendant le Ramadan). Hanadi retourna immédiatement consulter la page Facebook de Najla. La dernière chose que Najla avait écrite, c’était : « Dieu est avec nous. Oh ! Bonjour le martyr » Najla al-Haj est morte avec sept autres personnes de sa famille. Un raid aérien : le martyr d’une famille entière — un panneau sur la route du retour à Haïfa.
- Najla al-Haj et les sept membres de sa famille
portés en procession funéraire - Cortège des hommes défilant avec les dépouilles
enveloppées dans des linceuls
le 10 juillet 2014 (Eyad Al Baba / APA images)
Supplice
Comme je l’ai exprimé en 2009 et en 2012, le fait que ces Palestiniens ne soient pas nés de mères juives est une raison suffisante pour les priver du droit de vivre à l’égalité des droits avec les citoyens de l’État d’Israël. Par conséquent, conformément aux termes des accords d’Oslo de 1993, ils doivent être isolés dans un bantoustan, comme les Noirs indigènes d’Afrique du Sud. Dans le cas où ceux parqués dans une cage montrent une résistance à ce plan, ils doivent être sévèrement punis — parfois à l’aide d’une seule balle, parfois par des missiles fabriqués aux États-Unis, et parfois par des bombes au phosphore [6] .
Comment puis-je contribuer à faire sens de leur mort est la question qui depuis des années me tourmente. Être un professeur de littérature de la résistance : deux romans palestiniens ont également laissé leur marque, Des hommes dans le soleil [7] et All That’s Left to You ! (Tout ce qui vous reste ! — inédit en français) de Ghassan Kanafani [8]. Dans le premier, nous, les réfugiés palestiniens, nous sommes le maillon le plus faible : les passifs, la pelletée des victimes, qui osons à peine taper contre les parois des camion-citernes brûlants dans lesquels nous sommes cachés.
Mais dans All That is Left to You [9] Hamid, comme moi un réfugié, est le protagoniste palestinien qui choisit d’agir et de devenir un agent du changement. Si cela doit apporter la mort, alors la mort qui ouvre les possibilités d’une meilleure vie pour les autres.
De même, l’offre qui nous est faite, dans la bande de Gaza et la Palestine d’aujourd’hui, est soit que nous puissions avoir une mort digne en luttant, soit poursuivre éventuellement de vivre en esclaves. Ceux qui ont laissé une marque sur ma conscience ont fait anciennement ce choix et nous ont permis de vivre. Le peuple palestinien, et les habitants de Gaza en particulier, ont vécu un massacre sans fin depuis 1948. Nous ne pouvons plus négocier sur l’amélioration des conditions d’oppression : ou bien c’est le tableau complet des droits humain — ou rien. Et cela signifie la fin de l’occupation, de l’apartheid et du colonialisme.
Libération, pas de coordination
En novembre 2012, à la fin du massacre de 180 personnes, en grande majorité des civils, on nous a dit que la fin du massacre conduirait à la levée du siège. Cela n’est pas arrivé. Maintenant, la levée du siège ne sera pas suffisante. Lorsque cette attaque barbare se terminera par la victoire du peuple palestinien, nous ne voudrons ni d’une Autorité Palestinienne, ni des accords d’Oslo, ni d’une « coordination de la sécurité » [10].
Comme les précédents massacres de 2009 et de 2012, celui qui a lieu actuellement doit devenir une pancarte jalonnant notre longue marche vers la libération. La libération est l’antithèse d’Oslo, parce que la solution à deux États est raciste. C’est pourquoi toute alternative révolutionnaire offerte par la résistance sur le terrain doit divorcer en elle-même de tous les accords précédents.
Tout simplement parce que les accords d’Oslo sont l’équivalent de l’esclavage, donc il n’y a rien à perdre sinon nos chaînes et nos tentes de réfugiés : la fin de cette guerre génocidaire doit nécessairement signifier la fin d’Oslo.
Ashraf, Maather, Najla, Ismat, Alaa, Muhammad et Samir méritent mieux : un pays libre où les rues de Haïfa de Jaffa et de Zarnouqa arborent leurs noms.
Traduction : Louise Desrenards Remerciements : Blue Rider
Gaza : des signes sur la route de la libération de Haidar Eid traduit en français pour Criticalsecret est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.
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