- D-printed Guy Debord action figures (2012)
- Produced by McKenzie Wark,
design by Peer Hansen, with technical assistance by Rachel L.
Brendan Byrne : Vous êtes très franc sur l’intention de ne pas avoir voulu écrire une histoire de l’Internationale Situationniste du « grand homme », plutôt qu’assimiler des figures marginalisées ou oubliées. Pourtant, même si personne n’a été laissé de côté, The Spectacle of Disintegration se concentre sur Guy Debord, surtout dans la seconde partie du livre.
McKenzie Wark : Le positionnement depuis lequel j’ai commencé l’ensemble procédait simplement de mon obsession par deux textes tardifs de Debord, Panégyrique [6] et In girum imus et nocte et consumimur igni [7]. Je pense qu’ils constituent deux des textes, des textes d’avant-garde, et des poèmes en prose, les plus lumineux de la critique marxiste à la fin du XXe siècle. Il m’a fallu beaucoup de temps ne serait-ce que pour comprendre leur principe. Et ainsi tout cela s’est accru au long de plus de 20 ans, rien qu’à revenir sur ces textes et à essayer de concevoir un cadre pour les interpréter. L’ensemble du projet a été en quelque sorte de me conduire à écrire à leur propos. J’ai appris à lire le français en lisant ces textes. J’ai juste appris par moi-même. Et mon français est terrible. Je ne revendique pas d’être un érudit dans cette langue ni quoi que ce soit.
BB : La conception de l’interactivité du spectacle par Debord semble un peu limitée par rapport aux termes où nous sommes parvenus aujourd’hui. Je crois que vous faites référence à la conception qu’il en a, comme s’il s’agissait d’« une rue à sens unique ».
MW : Une des prémisses du « Spectacle de la désintégration », c’est qu’à l’ère de l’Internet il y ait le mythe du dépassement de la forme spectaculaire, mais en produisant de la rendre microscopique et de la diffuser dans tout le domaine des médias, de sorte nous avons maintenant des relations micro-spectaculaires plutôt qu’une seule et énorme vision macro-spectaculaire. Donc, si nous pensons à la vieille industrie de la culture, on était tous critiques, mais au moins ça nous divertissait bougrement ! On avait tous ces défauts dont a parlé Adorno, la réconciliation de la fin extorquée, l’équivalence de la valeur d’échange, mais au moins il nous était offert quelque chose tel que consommer. Nous sommes passés de l’ère de l’industrie de la culture à ce que j’appellerais l’industrie du vautour, des industries tel Google. Je veux dire, qu’ils ne font pas de la merde en termes de culture. Ils nous permettent simplement de nous rassasier de ce que fait quelqu’un d’autre. Et maintenant nous devons en outre nous divertir les uns les autres. Allons-y, faisons quelques vidéos de chat ! Donc, on ressent que d’un côté il y a l’externalisation de la production d’un truc, et de l’autre ce que j’appellerais l’internalisation de la production de l’affect. Ça devient le job de chacun, mais personne ne doit plus s’attendre à être payé pour ça. Si être une personne créative était ce que tu voulais faire de toi pour toute une vie, alors c’était toujours une lutte. Je ne sais pas si c’est devenu pire. Ce fut toujours terrible. Mais les conditions mêmes épouvantables changent à chaque évolution technique.
BB : Donc avons maintenant tous ces artistes et ces écrivains qui contrôlent la zone avec « nous voulons tout de même être payés pour faire ça ». C’est presque comme exporter la fétichisation [8]. Ou encore : ne pourrions-nous revenir aux années 1970 où l’on pouvait faire un bon sang d’enregistrement pour se faire de l’argent.
MW : Ouais, eh bien, personne n’a jamais vraiment fait de l’argent. Ce n’était qu’une petite poignée de personnes. Le mythe de ce qui tend à laisser de côté la vraie vie de travail des musiciens et des écrivains. Nous procédons à faire le point sur quelques personnes qui l’ont rendu profitable et à les fétichiser. Il convient de se demander : ainsi, serions-nous maintenant en faveur de la marchandisation de la culture ? Est-ce nécessairement une mauvaise chose ? À certains égards, ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose que d’avoir un boulot à plein temps. Il y a une part de notre esprit et de notre vie qui est complètement distincte. La mouche dans ce tableau est que ça nécessite beaucoup de travail affectif quelle que soit la version du capitalisme. On est censé être investi dans le cartel et ses produits. On voit des gens dans les cafés qui sont devenus la marque dont ils parlent en la défendant et on est pareil, l’homme triste. Les situationnistes ont mis cela à l’ordre du jour. Ils n’avaient pas forcément les réponses. Par exemple : l’idée du détournement, que l’ensemble du passé culturel soit un bien culturel commun qui appartienne à chacun d’entre nous et d’où l’on puisse extraire à volonté — mais en le corrigeant dans le sens de l’espoir. Il y a un plagiat dans le geste de corriger. Ils pensaient à ce genre de choses déjà dans les années cinquante, et maintenant c’est partout. Nous savons que tous des grands textes de Debord ont fortement plagié. Il y a une anticipation de celle de l’ensemble de la culture du remix, mais aussi une critique de celle-ci. Simplement mélanger la merde ensemble ce n’est pas le faire. Depuis les journées dépeintes dans Mad Men [9] l’industrie publicitaire a fait ça. Nous devons faire en sorte de révéler que la culture est vraiment un bien commun. C’est dans ce sens que Debord parle de l’heure actuelle, même si les outils dont il s’est servi sont aujourd’hui obsolètes.
BB : Des bots de remix comme @KimKierkegaardashian paraissent accomplir le détournement sans intervention de la conscience humaine.
With Spring around the corner I’ve been playing with more cream & white instead of just all black. But beneath it lies despair just the same
— KimKierkegaardashian (@KimKierkegaard) March 20, 2013
MW : Je l’ai suivi pendant un certain temps, il est hilarant [10]. En quelque sorte j’adore ce truc parce que c’est tellement révélateur. Le versant de la culture qui est vraiment une machine de réorientation automatique géante. Pouvez-vous construire un robot qui par exemple pourrait construire des phrases ? Et ensuite agiter ça dans l’espace dont c’est le négatif, la critique de la pratique même ? Pouvez-vous créer des protocoles utilisant un moteur de recherche pour générer une langue ? Voilà qui révèle exactement la grande mer de poison dans laquelle nous nageons.
BB : Que tirer de tous ces scandales récents sur le copyright, comme ceux ayant impliqué Jonah Lehrer et Quentin Rowan [11], qui n’ont pas même essayé de recourir aux arguments sur le jeu facile de la propriété intellectuelle. Rowan aurait pu faire simplement une sortie du genre : « je suis un enfoiré comme vous l’êtes, les gars ».
MW : C’est une honte. Ici La Société du Spectacle est une prose vraiment brillante. Il y a des pans entiers de toutes sortes de choses qui ne sont même pas totalement digérées. Du même ordre que se mettre soudain à lire comme du Hegel traduit en français. C’est parce que c’est exactement ce que c’est ! Ou dans les films de Debord après que Gérard Lebovici soit devenu son sponsor. J’ai interrogé Martine Barraqué, la monteuse de ce film de Debord. Elle a expliqué que toutes les séquences d’actualités, on peut simplement les acheter, mais pour les longs métrages, ils ont juste radicalement menti sur ce qu’ils voulaient en faire. Ils ont échafaudé des tas d’histoires inventées, « Oh, je suis l’assistant de production d’un réalisateur américain célèbre qui voudrait voir quelques plans. Nous en avons besoin pendant trois jours... » Parce que c’était le temps qu’il fallait prendre pour copier le fragment d’un long métrage, donc ça a pu être collé dans La Société du Spectacle ou autre. On ne peut que penser, hola, c’est juste rudement difficile et laborieux de voler ce genre de trucs hors des droits. Et Martine raconte comment ils ont dû entièrement construire les stocks des extraits de film par catégories [12]. Internet fait juste tout ceci pour vous maintenant, mais ils furent gentils d’inventer une méthode pour faire du remix de détournement le cinéma à partir de zéro [13]. Mais ouais, nous vivons toujours avec le mythe de l’auteur romantique, du créateur. L’idée que, bah, je l’ai fait avec mon propre travail donc cela doit être ma propriété. Donc, ouais, c’est comme nous et depuis quelle fichue armée avons-nous fait ça ? Le travail est toujours social et collectif. Y compris le travail qui produit la culture [14]. N’oublions pas tous les scandales d’historiens souvent très en vue dans l’écriture des sujets vraiment bien usés des États-Unis, qui ne peuvent pas même faire la différence entre leur propre prose et celle des autres. Et ça se présente comme, oh c’est un accident, j’ai juste oublié de mettre les guillemets autour. Eh bien, on est juste des révélateurs de ce que tout le bourgeois ayant pensé est identique à lui. On n’a jamais vraiment une idée, on la déplace juste un peu.
BB : Si l’IS a prisé la dissimulation quasiment jusqu’au point de la fétichiser, faire leurs analyses et leurs stratégies perd quelque chose dans une société où la dissimulation est devenue non seulement plus difficile à réaliser, mais presque indésirable ?
MW : Dans « Le spectacle de la désintégration » j’ai écrit à propos du travail de Alice Bercker-Ho, la veuve de Debord, sur le « gitan » ou plutôt le langage rom comme étant la source vernaculaire de l’argot de la pègre ou du verlan. Pas dans le sens d’un argot comme il apparaît dans le hip-hop, mais en termes de moyens à la fois de cacher et de désigner [15]. C’est une sorte de cliché de vivre parmi cette culture de la surexposition dans laquelle, si on essaye encore de sécréter une partie de soi-même, on aille attirer davantage l’attention des entreprises ainsi que l’application de la loi. Mais je pense qu’il y a des façons d’affirmer des choses qui soient intelligibles pour « ceux dans le secret » [16], pour reprendre une expression de Becker-Ho. Des façons d’être du public qui ne sont pas tout à fait ce qu’elles paraissent être. Cela me rappelle L’Importance d’être Constant d’Oscar Wilde. Nous savons maintenant que « Earnest » était de l’argot entre les homosexuels à la fin du XIXe siècle [17]. Alors ce qui me frappe, comme une sorte d’utilisation, c’est que l’on puisse occuper une place dans « Le spectacle de la désintégration », mais pas tout à fait à ce que l’on paraît. Et ce qui m’a frappé c’était comme le dernier espace possible. Parce que si on essaye de faire quelque chose en repli comme les neuf de Tarnac, on se fait arrêter. Et vraiment qui voudrait être Žižek ? Il ne peut y en avoir qu’un seul à la fois pour occuper un espace d’une certaine manière dans le spectacle la désintégration.
BB : Cette sorte de jeu avec cette chose, qui est dans le tout anonyme — avec un "a" minuscule, — ce combat entier pour être capable de créer une identité indépendante sur Internet et, pour prendre un cas extrême, d’être un troll afin de ne pas être exposé.
MW : Ce que j’ai appris des camarades du mouvement du travail avant aujourd’hui c’est : toujours supposer que l’on puisse être sous surveillance quand on y est pas. Il y a une certaine vanité dans le fait de supposer l’être. Donc, l’ensemble de nos déclarations doivent être en mesure de réussir l’examen. Debord a ce beau riff dans... — je crois que c’est dans Commentaires sur la société du spectacle, — où il dit : je n’ai pas abjuré une seule des déclarations que j’ai faites à la police, mais je n’en veux pas dans mes œuvres complètes en raison de scrupules formels. C’est génial. Donc, ces déclarations seraient acceptables comme des textes littéraires, si elles n’étaient pas rédigées par l’officier de police qui gâchât toutes ces phrases. On doit ressentir jusqu’à ces déclarations.
BB : La culture des Makers [18], et son miroir dans la production « artisanale », ne possèderait-elle pas des racines communes avec l’accent mis par l’IS, sur la production hautement conçue de revues gratuites et de livres au tirage limité ?
MW : Oui et non. On ne voudrait pas faire partie de l’ensemble de ce langage de la rupture technologique, qui est une pure idéologie californienne [Ndlr — The Californian Ideology (« L’idéologie californienne ») est un essai de Richard Barbrook et Andy Cameron publié en 1995 qui explore le « libertinage de la contre-culture » à l’œuvre dans la technoculture de Silicon Valley]. On ne voudrait pas trop se rapprocher de la Brooklynisation petite-bourgeoise en toute chose, de l’huile organique à 20 dollars pour la barbe. Mais, je pense, et pas seulement concernant les marxistes, que beaucoup de personnes ayant des prétentions à la théorie critique se sont énormément éloignées des pratiques de fabrication, or ne pas comprendre les technologies de production de notre temps est une grosse erreur. Savoir au moins comment on fait telle chose est un moyen particulièrement utile de comprendre ce qu’est une production, en quoi consiste ce travail. Donc, avec le lancement du « Spectacle de la désintégration », je fais une édition limitée de statuettes à l’effigie de Guy Debord imprimées en 3D, et on va libérer le fichier à imprimer pour que chacun puisse imprimer gratuitement le sien. Il y a quelque chose de vraiment intéressant dans l’impression 3D, mais c’est une technologie propriétaire. D’une part, elle permet un certain type de détournement, mais en revanche elle est déjà récupérée avant même d’être sur le marché. En fait j’ai vraiment croisé une MakerBot [19] sur mon chemin. Juste en bas de Houston, il y a une petite salle d’exposition là-bas, et ça m’a fait penser à l’Apple 2 avant le Mac. C’est à ce stade. Donc oui, je recommande vraiment que l’on fasse ce que Debord a fait dans ce sens. Il a appris comment produire des brochures. Il était vraiment bon dans ce domaine. Il était un bon rédacteur en chef et un bon directeur de production. Les douze opus de l’Internationale Situationniste sont vraiment de beaux objets fabriqués artisanalement.
BB : Est-ce que « l’économie de l’attention » est une sorte de corruption du concept de potlatch ?
MW : Le bulletin de l’Internationale Lettriste, Potlatch, ne fut jamais mis en vente. Il fut seulement remis à certaines personnes choisies et puis quelques autres personnes sélectionnées au hasard dans l’annuaire téléphonique. Apparemment, il aurait fini par être vendu dans les boîtes des bouquinistes le long du fleuve à Paris. Et le coût était très, très faible. Michèle Bernstein devait louer une machine à écrire et s’y mettre, — elle était la femme, elle a dû faire le travail physique, taper tous les textes, puis les dupliquer [20]. Mais cela posait déjà des questions sur les économies d’accès et d’attention. On est dans la période de l’après-guerre, il y a un mythe de la production des images et des histoires qui suggère de revenir au 19ème siècle, mais dans la même période le déluge de cette sorte arrive. Ils accordaient une attention aux stratégies de l’industrie publicitaire et cherchaient des moyens de créer un ouvrage soustrait par un autre type de temporalité. Une sorte d’invisibilité partielle à créer un genre différent de l’attention pour différentes personnes. Dans la tradition de la théorie critique, c’est vraiment tout à fait nouveau. Pour les futuristes et les surréalistes, il était encore trop tôt pour un spectacle. Les futuristes commencent en prenant une publicité en première page d’un journal. En 1909 c’est bien sûr possible. Mais je pense qu’il faut être prudent sur le fait que les stratégies de la quête d’attention de la vieille avant-garde ne puissent plus fonctionner dans la période de l’après-guerre.
BB : Selon The Economist, Les chercheurs de la Northeastern University de Boston ont développé un algorithme qui en se basant sur les dossiers du téléphone mobile d’une personne peut dire, avec une précision d’environ 93%, « où cette personne est à tout moment de la journée ». D’une certaine manière, cela paraît sauvegarder certaines des théories de l’IS.
MW : Certes, Debord a lu Paul-Henry Chombart de Lauwe [21], ce grand sociologue urbain, le premier qui tenta de tracer les chemins suivis par les gens, et Debord, avec les variations de La Critique de la vie quotidienne de Henri Lefebvre, a commencé une prospective dans ce sens. Maintenant, on a atteint ce point d’analyse en temps réel avec celui des applications qui fonctionnent presque exclusivement à nous vendre des trucs. Une des choses faites par les situationnistes c’était de chercher l’espace libre dans le Paris des années 1950, avec la présence massive de la police et la surveillance. Dans la division entre le temps de travail et le temps de loisir et de sa routine, il y avait encore une place pour jouer, à condition de vivre avec le slogan « Ne travaillez jamais » [22]. Eh bien, il n’y a plus aucune différence entre travail et loisirs. Il n’y a rien de tel qu’un loisir/non loisir. Nous travaillons tous, là, et pendant tout ce fichu temps. Mais quand on travaille, de toute façon la moitié du temps on déraille. Quiconque sait-il même quand toutefois il travaille ? Je parle de ce que les situationnistes appelaient le monde « surdéveloppé ». Je fais tout mon travail dans les cafés, et je vois des gens jongler constamment avec des trucs, que ce soit travailler ou pas, Dieu seul sait ce que c’est. Comme la grille se resserre, dans un certains sens cela devient plus diffus. Donc il ne s’agit pas de nier comment la géo-localisation est impliquée dans la surveillance ni que l’impression 3D soit en train de devenir propriétaire, mais de configurer ce que l’on peut produire au sein de l’espace de ces choses, qui suggère entièrement un autre monde.
- Paul-Henri Chombart de Lauwe, carte des mouvements
d’une jeune femme dans Paris, 1957
BB : Dans votre premier livre, Virtual Geography vous définissez les événements médiatiques globaux comme des « irruptions singulières dans le flux régulier des médias », et vous vous concentrez sur quatre d’entre eux, dont le krach de Wall Street de 1987 et la place Tiananmen. Pensez-vous que ces irruptions « singulières » soient encore possibles dans notre paysage médiatique actuel ?
MW : Oui ! Dans ce sens qu’ils ont été définis dans ce livre comme totalement imprévus par les récits des médias de l’époque. Et puis bien sûr, quelqu’un arrive et dit : « Oh, cet accident est comme le dernier ». Mais dans la rhétorique de l’époque, c’était impensable, tout comme en 2008 c’était pour tous impensable, sinon pour une petite poignée de gens. Donc, oui, je pense qu’il y a encore des interruptions dans le récit espace-temps, c’est une question de méthode. Dès qu’un événement médiatique mondial bizarre comme ça arrive, on commence par tout enregistrer, parce que quand les médias n’ont aucune idée de ce qu’est le récit, alors ils expérimentent avec toutes sortes de trucs bizarres, comme interviewer des gens fous qui n’apparaîtraient jamais autrement à l’antenne, spéculant arbitrairement et au hasard, et c’est ce genre de choses. Vous capturez cela et ça vous donne une fenêtre dans cette rupture de l’espace-temps narratif que le spectacle peut impliquer. Un des plus effrayants à travers lesquels je suis personnellement passé fut le 11/9. Des trucs vraiment extraordinaires à l’antenne. On a vu des gens sauter hors de ce p... d’immeuble. Vivre. Ce truc n’a jamais été montré à la télévision, jamais. L’événement a été réduit à deux ou trois images. Donc oui, je pense que la méthode fonctionne toujours. Ne me parlez pas de cette merde sur les révolutions Twitter, j’écrivais déjà à ce sujet dans les années 90 ! A propos de la façon dont les choses comme les télécopieurs avaient joué dans l’espace de la place Tiananmen. La première révolution Twitter a eu lieu en 1848, le télégraphe avait déjà commencé à modifier l’espace-temps dans lequel les choses se produisaient. Nous avons toujours le même débat ridicule, oh ce sont les nouveaux médias, et c’est comme si — non ? — les événements ne se produisaient qu’à cause des acteurs politiques. C’est une erreur de catégorie totale, il n’existe pas quoique ce soit comme de la politique en dehors des médias. Ou vice versa.
BB : Dans « Le spectacle de la désintégration » vous déclarez expressément que vous ne voulez pas nommer d’héritiers de l’esprit IS, mais cinq ans plus tôt au moment de « 50 ans de Récupération de l’Internationale situationniste », vous aviez cité un petit groupe, comprenant la Société Bernadette, DJ Spooky, et le Critical Art Ensemble. Je suis curieux de savoir pourquoi vous révisé votre position.
MW : Eh bien, sans affront à ces gens, mais rétrospectivement ça m’est apparu comme une mauvaise idée. N’importe qui peut « hériter » de l’esprit des situationnistes. Une des sources de l’ensemble de ce projet était que dans les années 90 je fréquentais une liste de serveur appelée Nettime, qui était un peu comme un media central pour toute une série de dispositions avant-gardistes. Je pensais que je voulais écrire à ce sujet, mais c’était trop rhizomatique, alors j’ai commencé par relire La Société du spectacle, quelque chose que toute personne impliquée avait probablement lu, et je me suis dit : « Bon sang, ça ne dit pas ce que je pensais qu’il y était dit ! » Alors j’ai été dérouté dans toute cette affaire. C’est encore un projet que je voudrais faire un jour. Il est beaucoup plus large que seulement un ou deux groupes, et ils ont tous leur place dans un sens, la Société Bernadette s’est repliée dans le monde de l’art, un peu précipitamment, je suppose. Le mythe dans le monde de l’art c’est que l’avant-garde ait disparu. Non, elle n’a pas disparu, ça n’a plus rien à voir avec le monde de l’art parce que lorsque l’art devient l’art contemporain, c’est juste une autre catégorie de la production marchande. L’avant-garde est maintenant liée aux médias et au design. Il existe toujours un projet en sorte de se reprendre de ces histoires, extraire ce qui est vivant de ce qui est mort, extraire les concepts, les rendre disponibles pour que les gens le fasse encore une fois. Les avant-gardes sont toujours extrêmement conscientes historiquement. Elles veulent simplement le nier en prétendant qu’elles ne se répètent pas.
BB : Considérez-vous que certains penseurs sociaux d’aujourd’hui qui s’opposent à l’âge du gadget, et ici je pense à des gens comme Sherry Turkle et Evgeny Morozov, surviennent du fond de l’IS ?
MW : Non, et l’erreur la plus courante consiste à confondre le potentiel de base de la technologie avec la forme actuelle de la technologie. Combien de fois avons-nous à faire la même vieille connerie encore et encore ? Tout ce qui est unilatéral et non-dialectique est franchement tout à fait inintéressant. Donc, ça va, vous n’aimez pas la technologie. La technologie c’est l’humain. Nous sommes l’espèce de la fabrication de l’outil. Il n’y a pas d’humain indépendant de son appareil d’outils. La question est : ces outils pourraient-ils ou non exister ? Absolument pas. Alors, comment peut-on réinventer le potentiel, l’ensemble des découvertes scientifiques et de leurs applications techniques, afin d’ouvrir la vie telle qu’elle puisse être autrement ? C’est la tâche critique. Il y a un échec absolu à effectuer le boulot critique par rapport à la technologie. Quelque chose du genre « Non, je n’aime pas l’iPhone. » Eh bien, qu’est ce que vous aimez dans ce genre, alors ? Qu’est-ce que vous voulez ? Décrivez donc un autre monde. Décrivez-le-moi. Pour sept milliards de personnes. Il y a un type parmi les situationnistes qui a fait ça exactement, Constant Nieuwenhuys [23] Il a imaginé une toute autre planète basée sur la technologie du milieu du XXe siècle. C’est plus une performance conceptuelle qu’un vrai projet d’ingénierie, mais il ouvre une porte à la question posée comment, eh bien, comment re-ingénierez-vous les villes ? De sorte qu’elles soient sur-vivables, serait-ce un début mais mieux que. Nous pourrions vraiment supprimer le travail, vous savez ? Pas complètement. Mais nous pourrions vraiment le réduire à quelques heures par jour. Et alors, comment va ce projet ? On va manquer de main-d’œuvre pas cher finalement. ça ne peut pas durer éternellement. Il y a des signes montrant que la Chine a franchi un cap. Ils n’ont tout simplement plus envie de faire ces travaux d’usine ennuyeux. Très bien, alors nous allons exploiter le travail pas cher au Vietnam. Mais ça ne peut pas durer éternellement. Alors que s’ouvre la question sûr, et bien nous n’utilisons cette main-d’œuvre que pour la cause qu’elle ne soit pas chère, c’est tellement pas cher, d’asseoir là quelqu’un, toute la journée, avec un tournevis pour l’assemblage de ces jouets en plastique bon marché. Maintenant regardons tous ces jouets en plastique qui contiennent dix vis. Eh bien, ils sont seulement conçus pour avoir dix vis parce que c’est moins cher d’utiliser la main-d’œuvre que de concevoir la putain de chose pour que tout soit ensemble. Donc, à un certain point la technologie doit faire partie de la conversation critique. Et c’est là que la culture du hackspace, la culture du hacker, quelque chose comme la culture de l’invention maison, est incroyablement utile. C’est équiper les personnes ayant une connaissance de base sur la façon dont notre monde fonctionne réellement. Mais il faut ajouter la question de savoir comment ça pourrait mieux fonctionner, comment ça pourrait fonctionner différemment. Et en tant qu’intégralité, pas seulement « Je veux un meilleur gadget ». Quel serait le meilleur système ? C’est toute la question critique de la conception. La question centrale pour moi, c’est maintenant l’avant-garde du design.
BB : Une certaine souche de l’utopisme technologique, peut-être personnifiée maintenant par la figure du défunt Aaron Swartz, est pour l’aide technique à apporter à propos de la « culture ouverte ». Qu’en va-t-il de la contradiction de cette « culture ouverte » avec l’intérêt de l’IS pour la dissimulation ?
MW : L’histoire d’Aaron Swartz est tragique à plus d’un titre, mais vous devez vous demander quelle était la conscience politique de ses mentors en réalité. Dans le Manifeste du Parti communiste, Marx dit « quelles sont les forces du changement social ? » Ceux qui se posent la question de la propriété. Et Swartz l’a fait. Cela l’a plongé dans toutes sortes d’ennuis. Or je pense qu’il y a une sorte de dimension réformiste pour l’ouverture, mais il ya aussi une tentative de récupérer l’énergie d’un mouvement social qui a essentiellement décidé que toute la culture appartenait vraiment à tout le monde. C’est le partage de fichiers. Pour moi, c’est un des plus grands mouvements sociaux du début du XXIe siècle : « Ce sont mes rêves, ce sont mes désirs. Donc je les rapatrie merci beaucoup ». Et puis certaines personnes, pas toutes : « Oh, et puis je peux aussi bien partager avec tout le monde, parce que tout ça nous appartient à tous. Nous avons tous fait cela ! » Donc, il y a une remise en cause fondamentale de la relation entre le don et le produit, qui passe par là. Et c’est récupéré dans les structures industrielles. L’ensemble de ce que j’appelle la classe vectoraliste tente de re-marchandiser à un seuil différent. Google ne donne pas le cul d’un rat à posséder quoique vous y cherchiez. Il veut simplement vos données et vous vendre des ajouts basés sur ces données. Voici toutes ces informations gratuitement, vous pouvez les avoir, mais nous voulons que vous renonciez à plus d’informations que ce que nous vous donnons. Si vous le voyez comme un compromis politique entre le fait que l’information veuille être libre, mais partout enchaînée, c’est tout comme. Oh ! On va juste un peu réorganiser les maillons. Donc il nous faut une perspective historique du déplacement des frontières qui réponde au mouvement social. C’est le point crucial souvent absent de l’écriture populaire sur ce genre de choses.
BB : Il ya eu une sorte de deuxième vague de récupération époustouflante de l’IS depuis le milieu des dernières années. Que pensez-vous des mobiles de cette vague ?
MW : Il est difficile de dire si c’est un modèle ou si c’est aléatoire. Mais il y avait des tas de tentatives à la fin des années 80 pour raconter cette histoire. Il y a eu le fameux show de l’ICA de Boston et du Centre Pompidou [24], auquel de façon mémorable Debord refusa d’assister. Puis le livre de Greil Marcus est sorti. Au même moment l’IS a déclaré : « nos idées sont dans l’esprit de tout le monde ». Ils ont vraiment compris l’ennui du capitalisme de la marchandise. Alors qu’ils étaient confrontés à une phase antérieure à celle-ci, c’est toujours vrai. Il y a toujours quelque chose à propos de l’ennui dans la façon dont le produit répond imparfaitement au désir. Alors il est peut-être logique que ça parle encore aux gens. La veuve de Debord, Alice Becker-Ho, vient de vendre ses archives à la Bibliothèque Nationale pour une grosse somme d’argent, surprenante, si les rumeurs sont vraies. Elle a essayé de les vendre à Yale, je pense, sachant que cela provoquerait le gouvernement français à déclarer Debord « trésor national », ce qui signifiait que si le prix pouvait être quasiment égalé les manuscrits ne pourraient pas quitter le pays. Il y a une façon dont l’industrie du musée et l’industrie de la bourse exigent la rareté, des choses spéciales sur lesquelles se fondent des carrières entières. Vous devez maintenant aller à la Bibliothèque Nationale pour voir la version holographique de La Société du Spectacle de Debord. Je l’ai vu dans une vitrine, je n’ai jamais lu le manuscrit. « Les vrais savants » doivent travailler en présence de l’aura sacrée de la chose. C’est un peu ironique étant donné la nature de la substance. Une des raisons pour lesquelles j’aime enseigner l’IS est que tous les textes sont libres à la traduction sur Internet. Elle est partout et c’est fait par des amateurs, mais avec amour. Il y a donc une sorte de versant auto-muséologique pour les avant-gardes elles-mêmes. Les gens qui le créent sont des gens qui s’y trouvent. Ça, ou le sens qu’étant sans risque de pouvoir l’assimiler à un modèle canonique et après tout l’enseigner, maintenant que presque tout le monde est mort : je ne m’inquiète pas vraiment. Il y a deux histoires concurrentes. Il y a ce que j’appelle la basse théorie. Ce truc là fait maintenant partie de la haute théorie. Mais je ne pouvais vraiment pas m’en inquiéter moins que je ne l’ai fait. Mais pour autant, cette autre tradition de la théorie faible en a déjà décidé (faisant la différence), en sorte que ces choses demandent à être conservées, partagées librement, et données. J’en suis une partie prenante.
avec McKenzie Wark