Quiconque eut la chance de croiser le chemin de Jocelyne Saab sait le privilège de rencontrer la Bonté, l’Intégrité, l’Élégance, l’Engagement, l’Intelligence, le Courage, la Beauté incarnés.
Quiconque eut le bonheur de connaître Jocelyne s’est senti plus heureux, d’avoir côtoyé l’une des plus grandes cinéastes de l’histoire.
Quiconque a suivi le trajet de Jocelyne a pu deviner ce que celle-ci a affronté et souffert, par ses combats politiques ouverts (anti-impérialistes, anticoloniaux, internationalistes, antiracistes, féministes) ou en raison d’autres conflits plus secrets mais non moins déterminants.
Tous ceux-là ont vu en quoi pouvait consister une vie exemplaire, mise inconditionnellement au service des démunis, des opprimés, des oubliés, une vie d’un altruisme intégral, d’un altruisme sans faille qui sacrifia toujours ses propres intérêts.
Je ne sais si Jocelyne avait lu Emmanuel Lévinas, mais elle en agissait la philosophie : Jocelyne pensait à partir d’autrui, non pas dans une perspective morale, mais dans l’évidence d’une justice réelle, d’une justice concrète, à conquérir, grâce aux moyens qu’elle avait choisis : images, sons, textes.
Tous ceux-là savent alors en quoi consiste une Joie et une énergie inentamées.
Nous sommes quelques uns, à la toute fin, à avoir vu comment Jocelyne avait immédiatement transformé sa chambre d’hôpital en bureau de production, comment elle avait spontanément converti la maladie en force, comment elle avait métamorphosé l’approche de la mort en dispositif de création.
D’où ce petit corps si frêle et si gracieux tirait-il les ressources d’une tel engagement dans tout ce qui mérite d’être vécu ? C’est le mystère du génie ; c’est l’énergie psychique de la conviction. C’est aussi la puissance du cinéma. On comprendra mieux ce que j’essaie de dire grâce à ces lignes rédigées par Jocelyne alitée, un fragment de son journal que m’a transmis son ami Pascal Truchet et que je vous transmets à mon tour, afin de faire entendre un peu de son écriture si inspirée.
« Trois infirmières, majestueuses comme trois grandes et belles sculptures à la peau noire, se penchent sur mon corps plat comme une flaque d’eau asséchée. Elles tentent de retenir les derniers litres de sang qui me maintiennent encore en vie. Elles passent un liquide froid sur la fente de mon corps [on lui avait ouvert le sternum] comme s’il s’agissait d’un geste ancestral venu de leur continent lointain, comme si ces mains retenant la fente pouvaient chasser la mélancolie, ressaisir ma source de vie et reconstruire un rêve. Les quelques secondes d’éclaircie qui s’offrent à mon cerveau m’amènent à penser aux scènes de morts et de naissances filmées par Jean Rouch tout au fond de l’Afrique. Ici, pas de masque, mais par la magie de ces gestes, je m’imagine en arrière-plan d’un tableau baroque, baigné d’une lumière en demi-teinte.
Madame Saab, madame Saab… des voix m’appellent… leurs voix résonnent. Combien de temps m’a-t-il fallu pour leur répondre ? Combien de secondes, de minutes de voyage vers l’infini sont-elles passées ?
Peu importe.
Certes les médecins et les médicaments sont là, mais pour moi c’est le geste ancestral à lui seul qui me redonne espoir.
Douleur infinie.
Morphine adoucissante.
Chimio torride.
La bataille pour la vie a repris. »
Je ne crois pas que Jocelyne ait perdu cette bataille, parce que ses images indispensables et sa personne irradiante subsistent, persistent, continueront d’exister et d’insuffler vie aux idées et aux idéaux, partout où ses films seront projetés, ses photographies exposées, ses textes lus. À tout jamais, « Jocelyne Saab » représente et signifie un accomplissement d’humanité, pour peu que l’humain devienne ce qu’il prétend être.
C’est pourquoi, on ne saurait mieux conclure que par les mots de son éditeur et ami Gaël Teicher : « Ses luttes, nos luttes, continuent. »
Jocelyne nous continuons pour toi, selon toi, avec toi. Grâce à toi, « on continue de s’entraîner », comme disent tes petits « enfants de la guerre ». Jocelyne tu continues en nous.
© Nicole Brenez
- Jocelyne Saab présente son film Dunia à l’IMA (Paris) en 2005
Photo © Jocelyne Saab
Source Stephanie Yamine - Mosca (FB)