- Mario Handler à Berlin
- Photo © Olivier Hadouchi (juillet 2012)
Les entretiens se sont déroulés à Paris en mars 2012 — j’avais programmé un film de Mario Handler dans mon cycle « Éclats et soubresauts d’Amérique latine » pour Le BAL, le cinéaste était venu présenter J’aime les étudiants, — et à Berlin, en juillet 2012. » (O. H.)
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Retour sur le film et « À Prague »
En Praga ...
Olivier Hadouchi : En Praga (À Prague) est-il votre premier film ?
Mario Handler : Non, j’avais déjà tourné quelques court-métrages et je possédais déjà une certaine expérience dans le domaine du cinéma scientifique et de la photographie. En plus, j’étais devenu une sorte de star du reportage photographique pour le principal hebdomadaire uruguayen. Dès qu’un film sortait, j’allais le voir, car j’étais très cinéphile à l’époque. L’un de mes premiers films était assez formaliste, j’avais souhaité m’intéresser aux balcons de la ville de Montevideo [4]. À un moment donné, j’étais sous un balcon pour faire des prises de vue avec ma caméra, et je remarquai qu’autour de moi, dans la rue, tout le monde riait. Je me suis demandé ce qui se passait, ce qu’il y avait de drôle. Avant d’apprendre que le balcon que je filmais était celui d’un bordel.
O. H. : Vous avez étudié à la FAMU, la célèbre école de cinéma de Prague (dans l’ancienne Tchécoslovaquie) vers 1964-1965 et réalisé En Praga à cette occasion ?
M. H. : En fait, j’ai effectué un stage dans cette école fameuse, la FAMU. Tu connais la FAMU ? A ce moment-là — dans les années 1960, — elle était considérée comme la meilleure école de cinéma au monde. Le cinéma tchécoslovaque gagnait de très nombreux prix dans les festivals. Avec, par exemple : Kadár [5] et Klos [6]. Donc j’ai demandé à être reçu par le directeur de la FAMU et on m’a introduit auprès d’un professeur de montage. J’avais ma caméra Bolex, offerte par mon père, et j’ai fait des propositions de films, qui furent acceptées avec enthousiasme par les Pragois. On m’a confié de la pellicule, et j’ai pu avoir accès au laboratoire de Barrandov [7]. Ce séjour à Prague, je l’ai effectué dans le contexte d’un long voyage en Europe cadré par mes études scientifiques. Durant ce long voyage en Europe, j’ai pu visiter plusieurs pays, et j’ai assisté à de nombreux séminaires à l’Institut Scientifique de Göttingen en Allemagne, à celui d’Utrecht en Hollande, et à celui de Prague. C’est à Prague que j’ai pris la décision de renoncer au cinéma scientifique pour devenir un cinéaste tout court, c’est là-bas que j’ai pris conscience de cela.
O. H. : C’est pour cela que vous avez voulu étudier à la FAMU ?
M. H. : Durant mon stage à la FAMU, je m’étais lié d’amitié avec un réalisateur slovaque, Bruno Šefranka [8], et j’ai découvert les premiers films de Miloš Forman. Nous étions dans une période de changement — pendant le printemps de Prague. Forman avait tourné des documentaires sur lui-même, je me suis entretenu avec lui, par l’intermédiaire d’une interprète — et je m’étais aussi entretenu avec Jiří Menzel [9], qui a obtenu l’Oscar juste après. Toute l’école tchécoslovaque était très talentueuse, très brillante, mais je voulais faire mon propre film [10].
O. H. : Tourner votre propre film : « À Prague » (En Praga). C’était un court-métrage ?
M. H. : En Praga dure 16 minutes, et on m’a aidé pour le montage et pour le son. Le film avait été tourné en muet, la qualité du développement a été formidable — pas celle du son ajouté. Pour moi ce film était une manière de me positionner par rapport à l’Europe. À vrai dire je trouvais que l’Europe était fossilisée. J’avais pu connaître Paris, Budapest, Venise, Padoue et d’autres villes encore. Mais je trouvais que l’ensemble de ces villes, et l’Europe entière, étaient fossilisées, même si Prague m’apparaissait comme la plus belle ville du monde. Je voulais faire un film sur l’Europe. Un film contre l’Europe, un peu méchant et angoissé aussi. Si tu veux, c’était le sentiment petit-bourgeois de l’angoisse, car je n’étais pas un exilé en Europe, avec des gestions du genre : qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? Qu’en est-il de l’amour, de l’art et de la littérature ? La première projection de mon film sur Prague s’est déroulée en présence des Latino-américains présents dans la capitale tchécoslovaque, dont certains étaient membres du parti communiste de leurs pays respectifs, d’autres non. Mon film n’était pas anti-communiste, ce n’était pas mon but, même si j’avais remarqué que le système communiste s’appuyait sur certains mensonges — je veux dire quelque chose qui ne correspondait pas à la réalité. En Praga était avant tout un portrait de ville. Lors de cette première projection, presque tous les Latino-américains présents ont apprécié le film. L’un des plus enthousiastes était le cinéaste cubain Octavio Cortázar, qui ensuite est devenu un très bon ami. Seuls les communistes colombiens — qui étaient très staliniens — et quelques bureaucrates tchèques m’ont critiqué, en disant que je ne montrais pas le monde comme il fallait, parce que je ne prenais pas assez en compte la vision matérialiste, marxiste-léniniste... bref, que mon film n’était pas assez marxiste, raté du point vue social et politique. Mais tous s’accordaient à dire que l’image était très bien. Avec ce film, j’ai tourné pour la première fois en négatif. Mes films précédents avaient été tournés en pellicule inversible. Et comme j’avais l’appui du chef du laboratoire de la FAMU, j’ai pu repartir avec des copies de mon film. Au moment de passer la douane, j’ai eu peur qu’on ne m’empêche d’emmener les bobines, mais j’ai pu passer sans problème.
O. H. : Votre film tourné à Prague a-t-il été montré en dehors de — l’ancienne — Tchécoslovaquie, en Uruguay ou ailleurs ?
M. H. : Oui, il a bénéficié de quelques projections en Uruguay et même en France. En revenant de Prague j’étais passé par Paris, où j’ai connu Henri Langlois et Lotte Eisner. Je me souviens de l’enthousiasme extraordinaire de Langlois, lorsque je discutai avec Lotte Eisner, il venait de récupérer les bobines d’un film et j’ai vu son regard s’illuminer. Il a tellement fait pour le cinéma. C’était quelqu’un de très ouvert, il a projeté mon petit film tourné à Prague, c’était urgent de le faire car je devais m’en aller, quitter l’Europe et repartir vers l’Amérique latine. J’ai beaucoup appris en fréquentant la Cinémathèque Française durant quelques jours. C’était un lieu incroyable, c’était vraiment une université du cinéma. Par exemple, un jour, la veuve de Robert Flaherty avait été invitée par Langlois. J’étais présent, elle montra d’abord les rushs du film de son mari disparu, durant environ une heure, puis la version finalisée… Truffaut, Godard… toute la Nouvelle Vague était là. Et cela dura environ six jours : c’était formidable ! Après ce passage par Paris, j’ai attendu trois jours à Lisbonne, dans une pension où on mangeait très bien ; ensuite, j’ai découvert cette ville magnifique avant de prendre le bateau pour rentrer en Amérique latine. J’aimerais beaucoup refaire le voyage de l’Europe vers l’Uruguay en bateau. Durant la traversée en bateau, j’ai eu le temps d’étudier, de parler politique avec les fascistes ou les gauchistes qui effectuaient la traversée. Et comme c’était un bateau argentin, la nourriture était aussi excellente. Le problème de poids des affaires embarquées ne se posait pas : on pouvait même transporter un piano si l’on voulait. J’ai vraiment eu le temps de réfléchir — la traversée en bateau a duré dix-sept jours, — j’ai pensé à une meilleure façon d’établir une politique générale du cinéma uruguayen, pour le renouveler profondément.
O. H. : Vous commenciez à établir des projets, à penser à vos propres films ?
M. H. : Un ami, qui est devenu le premier doyen, le fondateur de la faculté des sciences de Montevideo, m’avait dit : « Mario, il faut faire ! Agir, tout simplement, passer à l’acte. »
Encore une petite anecdote à propos d’En Praga. En Uruguay, les étudiants d’architecture effectuaient un séjour en Europe pour se former et apprendre leur futur métier. J’avais filmé un étudiant uruguayen qui se promenait avec une très jolie Tchèque, en effectuant un mouvement que nous appelions alors entre nous un « travelling chinois » (Mario Handler fait le geste d’un cercle, aujourd’hui on parlerait de « travelling circulaire ») [11]), en demi-cercle [12]. C’était juste une petite scène, avant la partie où il y a un train. En sachant que je l’avais filmé durant son séjour pragois, ce jeune étudiant a décidé d’organiser une séance privée avec ses amis, sa famille et sa belle-famille, et sa fiancée uruguayenne. Mais la projection donna lieu à un scandale car dans le film, on le voyait avec une Tchèque, une autre que sa fiancée uruguayenne qui l’avait attendu au pays pendant qu’il était censé étudier à Prague.
Tu sais, un film, cela provoque parfois des choses fortes, et le documentaire encore plus. Enfin, c’est sans doute trop [en dire], pour un petit film de jeunesse comme En Praga.
- Carlos Carlos, cine-retrato (1965)
- © Mario Handler
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« Carlos, ciné-portrait d’un vagabond à Montevideo »
Carlos, cine-retrato de un “caminante” en Montevideo
Olivier Hadouchi : Ensuite, vous avez tourné un film consacré à un vagabond errant dans les rues de Montevideo, nommé Carlos.
Mario Handler : Avec ma caméra, j’aime filmer avec beaucoup de sensibilité, trouver le bon point de vue, choisir l’objectif exact, le mieux approprié. Je m’installe en silence, j’attends que la situation se développe tandis que je tourne. Je déteste filmer le monde de manière froide et désincarnée. Le problème est artistique. Un jour, j’avais assisté à un colloque encyclopédique à l’université de Göttingen autour du cinéma scientifique et ethnologique. Il y avait des modules, des séminaires du type : « films sur les animaux », « peuples primitifs », « chamanisme », « chasse et pêche »... Mais tout cela était divisé et ne prenait pas en compte l’ensemble de la société et de la vie en société. Soudain, un Hollandais est intervenu, il avait rapporté ses images d’Aborigènes en Australie, je crois. Nous parlait d’un sculpteur nommé Mati Mos, un sculpteur du bois qui était en même temps un sorcier, un élément important pour sa communauté. Chez nous un sculpteur c’est un artiste ou un artisan, tandis que chez eux, sculpter c’était aussi créer des objets religieux. Tout était combiné. Les Allemands présents au colloque n’approuvaient pas le point de vue du cinéaste hollandais, mais je dois dire que je l’avais trouvé très pertinent. La projection du film a été suivie d’une discussion qui m’a beaucoup apporté. J’ai réfléchi et j’ai pensé que le film devait s’efforcer de montrer l’intégralité d’une vie humaine, avec non seulement le parcours d’un individu, mais aussi ses rapports avec les autres. Il fallait montrer la vie de l’individu et d’une société à travers ses multiples dimensions. En tournant Carlos, cine-retrato de un “caminante” en Montevideo (Portrait cinématographique d’un vagabond à Montevideo) en 1965, j’ai cherché à montrer les différentes facettes de la vie d’un individu (un clochard, un vagabond) et d’une société. Et je voulais aussi montrer les transactions commerciales dans mon film. Dans les telenovelas, on ne les montre jamais, on se focalise sur les sentiments, or il me paraissait important de montrer la circulation d’argent via les transactions commerciales, car l’aspect matériel est un élément important de la vie en société. Carlos me fascinait, quand tu l’écoutais, il parlait un espagnol très digne, ne s’exprimait pas en argot. En français, on aurait entendu « bosser, boulonner, turbiner » au lieu de « travailler ». Et je me souviens qu’un professeur de l’Alliance française de Montevideo avait effectué une excellente traduction des paroles prononcées par Carlos dans le film. Hélas, elle a été perdue pendant la dictature, durant mon exil. Ma mère a dû jeter les feuilles de cette traduction, avec bien d’autres documents. Nous étions en pleine dictature, je ne pouvais donc rentrer récupérer mes affaires. En plus, elle a déménagé durant cette période, elle avait plus de 90 ans.
O. H. : Que pensez de ce film, plusieurs décennies après ?
M. H. : J’aime beaucoup la séquence où Carlos et son couple d’amis mangent ensemble. Ils se partagent uniquement un plat de pâtes et un peu de vin, mais ils mangent comme si c’était un festin royal. Leurs gestes sont attentionnés, ils se passent délicatement la cuillère dont ils disposent pour pouvoir manger. L’ami de Carlos présent dans la séquence m’avait dit : c’est comme quand on joue au truco (le jeu national), il faut battre les cartes d’une certaine manière, de la bonne façon. Et j’apprécie aussi la scène où Carlos se rase, avec des gestes toujours minutieux et très précis. D’une manière générale, Carlos se comporte toujours dignement, même dans des circonstances difficiles.
O. H. : Vous avez voulu souligner la dignité de Carlos ?
M. H. : Oui, Carlos était très digne. Il n’a jamais eu de patrimoine, ni une quelconque propriété. Il vivait selon un idéal presque anarchiste, pas communiste mais anarchiste. Il était capable de vivre au jour le jour. Le département « costume » du film était très actif : comme tu le vois, Carlos changeait souvent de vêtements. En fait, il utilisait des habits déjà portés qui avaient été jetés ou donnés, et qui s’usaient très vite. C’est pour cela qu’il change régulièrement de veste et de pantalon.
O. H. : Comment s’est déroulé le tournage de « Carlos, portrait d’un vagabond » ?
M. H. : Je ne lui disais jamais quand on allait se revoir, quand j’allais revenir. Une fois j’ai décidé de passer toute la journée et toute la nuit avec lui sans parler. J’étais devenu transparent. Et il ne me regardait plus. C’était comme l’acteur habitué à ne pas regarder la caméra, la même chose. Il me parlait, je ne répondais pas, je l’accompagnais. Ce n’était un sacrifice mais seulement du travail. Parfois, j’avais peur, car j’utilisais une magnifique caméra avec moteur électrique : l’Arriflex de l’Institut scientifique où je travaillais. La Bolex ne me donnait que 25 secondes, j’avais donc opté pour l’Arriflex. Tu sais, ma génération s’est très vite habituée à ne pas trop filmer. Même en vidéo, je ne tourne pas trop. Des jeunes croient qu’en filmant beaucoup on obtient de la qualité ; ce n’est pas vrai du tout. Sinon, j’ai tourné ce film en muet. Tu sais que l’image est une chose incroyable. Quand on filme, on a tendance à se laisser guider par le son, mais quand on filme en muet, mon dieu, comme il est difficile de trouver l’expressivité ! C’est très difficile. De temps en temps, il faut revoir les films muets.
O. H. : Le film a-t-il été bien reçu ?
M. H. : L’accueil du film a été excellent. Pas seulement en Uruguay. Au Brésil, il a énormément circulé par l’intermédiaire du réseau des ciné-clubs, et il a eu énormément de succès. Je n’ai rien touché sur ces projections au Brésil, mais j’ai appris qu’il avait eu un gros impact dans ce pays. Ensuite, j’ai voulu travailler avec mon compatriote Ugo Ulive qui revenait d’un long séjour à Cuba où il avait collaboré avec Tomás Gutiérrez Alea pour Las doce sillas (Les douze chaises), réalisé un long-métrage nommé Crónica cubana (Chronique cubaine) et avait eu un rôle important dans le théâtre.
O. H. : Avant de partir à Cuba, Ugo Ulive avait tourné Un vinten pa’l Judas et Como el Uruguay no hay.
M. H. : J’étais assistant sur le tournage de Como el Uruguay no hay, une satire politique de l’Uruguay de cette époque. Quant à Un vinten pa’l Judas, le film a été perdu, il en reste juste une ou deux photographies. Mais j’ai en mémoire la musique du film. Je la siffle des fois, car je ne veux pas qu’elle se perde. Je n’ai pas la mémoire de la poésie mais de la musique.
O. H. : C’est avec Ugo Ulive que vous avez co-réalisé Elecciones (Élections) en 1967.
M. H. : Aujourd’hui, Electionnes continue de me plaire et la presse ou les historiens du cinéma uruguayens continent de le plébisciter parmi les meilleures réalisations du pays. Le film a provoqué un scandale ici, l’écrivain Mario Benedetti a écrit une critique très élogieuse après l’avoir découvert en salle, Gerardo Gatti aussi, c’était un anarchiste très connu en Uruguay.
- Me gustan los estudiantes (1968)
- © Mario Handler
O. H. : Vous cherchiez l’expressivité ?
M. H. : Je voulais me dégager de la photographie propre au journaliste-reporter. Dans Me gustan los estudiantes, je prends le point de vue contraire. Des fois, je filme du point de vue des étudiants, et d’autres fois, je suis derrière la police. Le journaliste reporter était derrière en général, du côté de la police, ce n’était donc pas normal de filmer de l’autre côté. J’ai reçu les pierres, et j’ai filmé le premier tir (de la police) qu’on a vu dans le cinéma uruguayen. Je voulais aussi montrer des choses avec humour. Le tuyau percé du pompier et l’eau qui gicle… Les étudiants qui renvoient les gaz lacrymogènes. L’humour, pour moi, c’est très important. Et pour le monde aussi, n’est-ce pas ?
O. H. : La violente manifestation s’est-elle déroulée le jour même de la visite du président des États-Unis, Lyndon B. Johnson ?
M. H. : J’ai filmé les séquences de la visite de Johnson et celles des manifestations en simultané, mais en réalité, elles ne sont pas déroulées au même moment. J’ai d’abord filmé la manifestation des étudiants, qui s’était déroulée une semaine avant la visite de Johnson. Ensuite, j’avais assisté à la conférence des chefs d’État. Je suis très fier du moment où l’on voit le visage des agents des services secrets et celui de Johnson.
O. H. : C’est vous qui avez filmé la conférence des chefs d’État et la visite de Lyndon B. Johnson ? Il n’y a pas d’images d’archives ?
M. H. : Non pas du tout. Aucune image d’archive. J’ai filmé personnellement les images que l’on peut voir dans Me gustan los estudiantes (J’aime les étudiants). Tout est à moi, à 100 %, j’ai tout filmé moi-même. Personnellement. Et je dois dire que je suis très fier de l’avoir fait. Le recours à des images d’archives ne m’intéressait absolument pas à cette époque.
O. H. : Vous vouliez créer vos propres images ?
M. H. : Bien sûr. D’ailleurs, dans Decile a Mario que no vuelva (Dis à Mario qu’il ne rentre pas), mon film consacré à la dictature, qui date de plusieurs décennies après Me gustan los estudiantes, j’ai utilisé quelques images d’archives, mais toujours de façon justifiée. Certains collègues cinéastes aiment prendre et utiliser des archives récupérées un peu partout, je n’ai jamais aimé faire ça. Ce qui est amusant, c’est de voir que des manifestants apparaissant dans Me gustan los estudiantes sont devenus des gens importants ensuite. On remarque par exemple le futur président du syndicat des médecins.
O. H. : Plusieurs personnes ont collaboré à Liber Arce, Liberarse (Liber Arce, Se Libérer) ?
M. H. : Je voulais essayer de répandre le cinéma à ce moment-là, non pas pour mettre en place une sorte de collectivisation, mais afin de trouver des alliés, des personnes qui filment des documentaires axés sur le changement social. Je donne un exemple. Lors du lancement du ciné-club de l’hebdomadaire Marcha, qui allait devenir la Cinémathèque du tiers-monde, on mettait un affiche disant que j’allais venir présenter la séance. 80 personnes venaient et après, sur ce nombre, 20 personnes rejoignaient la Cinémathèque du tiers-monde, qui n’était pas une cinémathèque classique, mais un espace de production et de distribution. Je voulais ouvrir le champ du cinéma. Pour moi c’était une question politique, je pensais qu’il fallait à tout prix adopter une politique cinématographique offensive. C’est pour cela que nous avons fondé la Cinémathèque du tiers-monde avec plusieurs camarades. Et j’ai invité au moins deux communistes pour tenir la caméra de Liber Arce, Liberarse : Marcos Fanchero et Miguel Castro ; car je n’aimais pas le sectarisme. J’essayais de faire en sorte que la Cinémathèque continue de pencher du côté des Tupamaros, mais sans sectarisme. Les communistes étaient souvent peu intéressants dans le domaine de l’art et du cinéma, car ils devaient rendre des comptes à des sortes de commissaires politiques qui surveillaient leurs travaux. Or l’artiste doit avoir une indépendance et liberté complètes, sinon on ne peut pas travailler dans de bonnes conditions et faire quelque chose d’intéressant.
O. H. : Vous évoquez les Tupamaros. Certains observateurs ont déclaré que leur activisme avait favorisé le coup d’État militaire et créé les conditions pour la dictature qui s’est abattue sur le pays pendant plusieurs années. Qu’en pensez-vous ?
M. H. : Je ne suis pas d’accord. C’est « la théorie des deux démons », qui a été copiée sur l’Argentine. La dictature est le produit d’une évolution historique, c’est tout [13]. Après, on peut dire que des erreurs ont été commises par les Tupamaros. La police était infiltrée, dominée par les Tupamaros, mais il restait à régler la question de l’armée. Or les forces armées attendaient le moment pour prendre le pouvoir et résoudre la situation à leur profit, comme eux l’entendaient. Au début, c’était un mouvement qui développait des actions de type « Robin des bois ». Après, le mouvement a été traversé de clivages. C’est le clivage classique entre la prédominance du militaire ou du politique dans les mouvements révolutionnaires armés. Les communistes et d’autres parties parvenaient à avancer auprès des masses, tandis qu’à un moment donné, les Tupamaros ont eu du mal à avancer parce que c’était un mouvement clandestin. Les Tupamaros étaient un peu freinés et vers 1972... Après avril 1972, j’étais encore en liberté, mais beaucoup de militants tels que Mauricio Rosencof (qui était mon chef de cellule) [14] ou Eduardo Terra, de la Cinémathèque du tiers-monde, étaient déjà emprisonnés. En novembre 1972, je me suis dit que c’était un miracle si je n’étais pas encore été arrêté. Certains camarades ont ressenti une sorte de pulsion de sacrifice et de mort, comme un vertige. Il y avait une espèce de culte du martyr, qui était une sorte de marche vers le suicide. C’était une idiotie naturellement, mais je dois dire qu’un nombre important de camarades éprouvaient ce sentiment. Pas seulement en Uruguay, dans des pays comme l’Argentine, cette sensibilité était présente. Pourtant, regarde : Fidel Castro, Ho Chi Minh ou Lénine n’ont jamais agi de cette manière, d’autant plus que ce type de sacrifice n’était pas synonyme de victoire politique.
O. H. : Vous décidez donc de vous exiler à ce moment-là ?
M. H. : J’étais complètement déprimé. En exil au Venezuela, j’avais déjà deux enfants — le dernier est né en 1970, — et je devais reconstruire ma vie, me remettre au travail rapidement car je n’avais pas beaucoup d’argent. J’ai eu mon premier infarctus à ce moment-là : je fumais quatre paquets de cigarettes par jour, j’étais très déprimé, et en plus, très nerveux, il faut savoir que Caracas, la capitale du Venezuela, est une ville très stressante. Ensuite au Venezuela, je me suis remis à faire des films. Ma femme m’a dit que j’étais comme le Phénix qui renaît de ses cendres. C’est tout à fait vrai.
- Neno - Aparte (2002)
- © Mario Handler
- Mary - Aparte (2002)
- © Mario Handler
O. H. : Quel bilan tirez-vous de votre parcours ?
M. H. : Au final, quand tu vois mon parcours qui s’étale sur plus de cinquante ans, tu remarques que je n’ai pas beaucoup tourné beaucoup de films.
O. H. : Ce qui compte, ce n’est pas le nombre de films, mais ce qu’ils apportent, non ?
M. H. : Tu dis ça par amitié. Mais regarde. Tu prends ce qui était la norme pour les Brésiliens, les Cubains ou les Argentins, et tu divises par 10, et tu obtiens ce que j’ai tourné en 50 ans. Mais il faut savoir que pour moi, tourner un film comme Carlos m’a demandé autant d’efforts et autant de temps qu’un réalisateur d’Hollywood qui met en scène un film à 10 millions de dollars. Cela m’a demandé autant d’énergie, autant d’efforts, peut-être même plus encore. Avec Carlos (en 1965) ou Aparte (en 2002), j’ai pris le temps de créer une vraie relation de confiance et de m’immerger dans le quotidien des personnes que je filmais. A chaque fois, je ne prévenais pas avant de venir, afin de garder la spontanéité et le naturel de chacun. Je débarquais dans le quartier pour filmer, je prenais mon temps, je tentais de capter au maximum ce que je voyais autour de moi. Et je pense qu’à la fin on ressent le résultat.
Remerciements : à Mario et Karin Handler, et à Valentina.
Decile a Mario que no vuelva (Mario Handler, 2008), Trailer. Source : Youtube danmarpor.
El corto Liber Arce, liberarse (Mario Handler 1969), producido por la cinemateca del 3er mundo. Source : Youtube Lucía Salas.
En logo, l’affiche du film Aparte (2002) ; source Film Affinity.